Il a une silhouette de bûcheron et de grands yeux liquides. Je l’ai surnommé Crochet, du nom du Capitaine. Moi j’étais Clochette, la fée blonde, malicieuse et si petite que, disait son créateur, elle ne peut éprouver qu’un seul sentiment à la fois.
Nous nous sommes rencontrés un mois de juin, vus quelques fois avant qu’il ne s’absente. Le dernier soir, les lèvres encore brûlantes de ses baisers, je l’ai laissé partir avec une grande tristesse maquillée d’indifférence. À quoi bon se dévoiler dans une situation sans issue ?
Je me doutais qu’il disparaissait pour longtemps. Lui qui ne savait pas quoi faire de lui-même, qu’aurait-il fait de moi ?
Nous nous sommes revus à l’automne. J’avais une mine resplendissante, une robe bleu intense et une folle envie de le serrer dans mes bras. Je me suis abstenue, son corps raide me soufflait de garder mes distances.
Lors du repas, emportée par l’histoire que je lui racontais, j’ai posé ma main sur la sienne. Il l’a retirée dans une grimace avant d’ajouter :
– La peau des autres m’est comme du papier de verre.
J’ai rangé mes doigts.
Un an et demi et quelques rendez-vous plus tard, nouveau dîner. Je lui parle de ma vie de Maîtresse et de ma vie sentimentale, d’histoires absurdes et ratées, de petites mesquineries et de grandes déceptions. J’en rigole tout en trouvant que dans le fond, ce n’est vraiment pas drôle.
– J’en arrive à me demander si je n’ai pas un problème…
– Oh que si, Clochette, tu en as un !
Je le fixe, surprise. Même si je sais sa bienveillance absolue, je m’apprête déjà à avoir mal. Qu’importe. Il me faut en avoir le coeur net.
– Euh… Et… lequel ?
Je m’attends à ce qu’il me parle d’exigences, de défauts, de travers, de failles, de vulnérabilité et de blessures, d’enfance peut-être, de trop hautes espérances sans doute. Et voilà qu’il dit platement, du ton de l’évidence :
– Une femme forte dans une société patriarcale, elle souffre.
J’en ai lâché ma cuillère.