Dès sa demande de rendez-vous j’ai tiqué. Puisque son questionnaire était presque vide, j’en ai déduit que le peu qui y figurait était essentiel : se masturber devant moi et être humilié, ce qui comprenait être insulté, giflé et (bien sûr…) sodomisé.
Comme tant d’autres clients Bernard voulait devenir mon « jouet », précision d’autant plus crispante vu sa réponse à la rubrique « Quelque chose à ajouter ? » : « Votre tenue, Madame. En talons, jambes et poitrine mises en valeur. »
Je lui ai répondu que pour la sensualité du porte-jarretelles, il se trompait d’endroit. Il trouverait chez moi l’autorité avant la lingerie et, va savoir, une Domina tout habillée.
Debout dans mon entrée, Bernard a une bonne soixantaine et les yeux qui lui sortent de la face.
– Vous êtes si belle, Madame !
Loin de me toucher, le compliment m’agace. Il me renvoie, une fois de plus, à la validation d’un homme qui me paie et qui, me payant, a escompté que je ferais l’effort d’être à son goût. C’est de bonne guerre, certes, mais aujourd’hui la bonne guerre me pèse.
Aujourd’hui je n’ai pas envie d’être jugée sur ma tête, mon corps, mes vêtements.
Aujourd’hui je n’ai pas envie qu’un homme que je ne désire pas me montre à quel point il me désire.
Aujourd’hui j’ai juste envie qu’ils se taisent, tous, et obéissent.
– Ah oui, Madame, vraiment belle ! renchérit Bernard, de l’air du maquignon qui s’est dégoté une belle pouliche.
Une fois dans le donjon Bernard regarde partout, s’éparpille, s’exprime à tort et à travers. Je le recadre. Il n’a pas les codes, soit, mon rôle est de les lui apprendre. Sauf que le BDSM, finalement, c’est pas trop sa tasse de thé, ni sa tasse tout court.
« Mais que fiches-tu là, Bernard ?! », scande une petite voix sous mon crâne.
Je le fais s’agenouiller ? Il se plaint du parquet. Je lui donne un coussin ? Il se plaint des rotules.
Je lui mets un collier ? Il geint que ça l’étouffe. Un bâillon-boule ? Que ça l’empêche de respirer. De (confortables) menottes en cuir ? Que ça le serre.
Je commence à le soupçonner d’être en sucre, ou plutôt obsédé par sa destination finale : se branler devant moi.
Trop simple. Je diffère.
Bernard prend son mal en patience et enfin, lorsque le moment est venu, échoue à bander. Il est contrarié. Je lui rappelle que l’érection n’est pas un but en soi mais nous n’avons pas, semble-t-il, les mêmes ojectifs.
Par pitié pour son ego et ses genoux récalcitrants, je lui ordonne alors de s’allonger sur le tapis. Alors que je m’apprête à lui enlever les menottes, il me tripote la cuisse. Mon sang ne fait qu’un tour.
– Enlevez votre main !
Il s’exécute mollement. Je reprends avec force :
– Vous n’avez pas le droit de me toucher ! Et encore moins sans ma permission !
– Mais j’ai demandé, Madame !
– Ah, vous avez demandé ? Et quand vous ai-je répondu ?
Sur ce, Bernard me sort le mot qui me donne envie de shooter dedans comme un sac de sable :
– Dommage.
Cinq minutes plus tard, Bernard me caresse le bras. Je m’interdis de lui en coller une.
– Votre main, bis ! Ça suffit, je ne me répéterai pas !
– Mais Madame, ce n’est que le bras, ça ne compte pas !
– Pardon ? Le bras, la cuisse ou la chatte, c’est pareil… On ne touche personne sans son consentement ! Non, c’est non ! Enlevez votre main ! Tout de suite !
Commentaire de Bernard :
– Dommage…
Entre consternation et fureur, je m’interroge : quel est donc le problème de nombre de sexagénaires et plus ? Alors que beaucoup de mes collègues refusent les jeunes de crainte qu’ils leur manquent de respect, aucun d’eux ne s’est (encore) mal comporté avec moi. Mes problèmes viennent de l’ancienne génération, celle en faveur du « droit à importuner » et d’autres « troussages de domestique », celle par laquelle le mouvement Me too ne semble pas être passé, ou bien si loin qu’ils ont confondu le boulet de canon avec un courant d’air.
Fin de séance.
Je suis figée droite sur mon siège, Bernard à genoux sur le tapis. Il se branle sur mon ordre et en pénible redite du début, n’arrive nulle part. Il me reluque, la bite dans la main droite, peinant à trouver de l’inspiration dans mes jambes hermétiquement croisées.
Soudain il me tend la main gauche. Je la fixe, immobile, comme un caca sous cellophane.
Il rapproche sa main. Sans bouger d’un iota je l’interroge, sarcastique :
– Vous me demandez en mariage ?
– Ah ah non, je veux votre main !
– Vous ne l’aurez pas.
– Mais…
– Pour quoi faire, d’ailleurs ?
– Pour m’aider !
– À bander ? Je m’en fiche.
– Mais Madame, je n’y arrive pas !
– Pas mon problème !
– Mais…
– Taisez-vous !
– Aidez-moi, Madââââme, aidez-moi !
Rencognée sur mon siège, j’ai lâché, le mépris aux lèvres :
– C’est noté.
Verdict : le meilleur moment de certaines séances ? Quand elles s’arrêtent.