(Dé)boîte-moi

Il a une vie comme une boîte de Tic-Tac. Les choses y sont rangées comme ses émotions, ses réactions et ses convictions, à leur place. Leur juste place, c’est autre chose, un autre chose qui lui échappe. Pragati, « Prag » pour les intimes, entend payer l’addition du restaurant un peu chic « parce que, tu comprends, c’est normal… »
– Parce que je suis une femme et que c’est aux hommes de payer, tu veux dire ?
– Ben, oui, bien sûr.
Alors que je sors mes billets, il fait grise mine.
– Toi, décidément, tu ne fais rien comme les autres !
Je ne lui demande pas qui sont les autres, je le sais déjà. Son ex-épouse, son ex-copine, ses amies, ses collègues… Toutes ces femmes avec qui, selon Prag, je n’ai qu’un unique point commun : mon sexe féminin.

Prag a des modes d’emploi qui déroulent des protocoles. Par exemple, on ne propose pas à son partenaire de l’attacher avant d’avoir couché dix fois avec. « Au minimum, j’entends ».

Prag a des idées bien arrêtées sur la vie, les hommes, les femmes, les relations humaines, des idées qui frisent l’insulte sans même qu’il s’en aperçoive. Mon métier, par exemple, n’en est pas un, du moins pas « un vrai », comme professeur. Comme si les métiers, c’était comme les putes, il y a les faux et les vrais.
Les kinky, les BDSM, les pas dans les clous du sexe, ce sont « ces gens-là », un « ces gens-là » qui met aussitôt en branle mon juke-box intime :
« Faut vous dire que ces gens-là,
On ne cause pas, Monsieur,
On ne cause pas, on compte… »

Prag adore avoir raison. Il adore aussi expliquer, mener les discussions, défendre ses opinions, distribuer les bons et les mauvais points. Loyal mais rigide, serviable mais autoritaire, si ce n’est dominateur. Pas à la façon de « ces gens-là », bien sûr… sauf, peut-être, s’il acceptait d’ouvrir sa boîte de Pandore.

Prag a sa fierté, le sens de ce qui lui est dû, une attention aiguë, voire douloureuse, portée aux apparences, qu’il résume en un mot : le standing. Le standing… Nouveau juke-box intime, gros plan sur un publicitaire sans scrupules qui affirmait jadis :
« Si à 50 ans on n’a pas une Rolex, on a raté sa vie ».
Prag a encore quelques années pour réussir la sienne. En attendant, il colle à son standing personnel et à l’un de ses fidèles alliés, son corps qu’il sculpte avec constance à la gym. Et dans la foulée, il applique le standing aux autres, à commencer par les femmes qu’il fréquente :
– Sortir avec une… moche ? Hors de question, allons !
Là où ça devient drôle, c’est que moi qui aime tant les beaux hommes, je lui affirme qu’au final, la beauté ne compte pas tant que ça. Qu’arrivé à un certain stade de l’existence, elle est secondaire, de loin dépassée, enfoncée, défoncée par d’autres qualités primordiales : la bienveillance, l’intelligence, l’honnêteté, l’humour… Manque plus que les guirlandes de fleurs dans mes cheveux détachés.
Ce que j’essaie de faire comprendre à Prag, c’est que l’essentiel, c’est la connexion entre les êtres. Et ce qu’il traduit, c’est :
– Ben, avec l’âge, on abaisse ses critères, c’est fatal…
Je le fixe déconcertée. Interloquée, presque en colère. Une petite voix rageuse me souffle de le moucher bien fort jusqu’à qu’une autre, plus sage, prenne le relais :
– Tu veux plutôt dire qu’on les relève ?

Pour Prag, je suis un OVNI tombé d’il ne sait où, d’un pays inconfortable ou d’une lande sauvage, peuplée de « ces gens-là », les barbares du sexe déguisés en latex. Ses convictions, je les bouscule. Sa vision du monde, je la heurte. Ses codes, je les piétine. Sa boîte de Tic-Tac, je la secoue, je la vide sur la table et je la bouffe.
Derrière ses sourires de façade, il n’apprécie guère. Entre nous un ange passe armé d’un carquois et de flèches. Prag adopte un petit air buté, le torse bombé, comme s’il parait les coups. Je le dérange ou je l’effraie, qui sait. Parce que ce que je lui dis à demi-mot, c’est que les boîtes qu’il a patiemment fabriquées, remplies et ordonnées ne servent pas à grand-chose, sauf à le protéger de lui-même.
Que la vie nous dépasse et que ça, c’est fatal.
Que l’échange, le partage, les relations affectives, émotionnelles, sexuelles, humaines en un mot, se jouent des règles, des étiquettes, des cadres, des labels, des boîtes dans lesquels on voudrait les enfermer.
Parce que merde, on n’est pas des objets.