L’art raffiné de la bifle

André a bien 70 ans. Littéraire, dit-il, il m’écrit de longs messages où il est question d’un passage à Paris pour la réunion du cercle des amis de je ne sais plus quel auteur, assorti de détails de transports qui expliquent pourquoi il ne pourra pas suivre mes consignes à la lettre. Joint à son mail, un document en PDF.
« Je sais mal manier les nouvelles technologies, Maîtresse », plaide-t-il.
Si si, André sait. La preuve : il est parvenu à scanner puis à joindre à son message une lettre manuscrite qui en reprend tous les éléments. Pour quoi faire ? Mystère, hormis me transformer soudain en directrice de pensionnat à laquelle André, galopin contrit, envoie son mot d’excuse.
L’ajout est d’autant plus inutile qu’avec mes problèmes de connexion, sa pièce jointe met un temps fou à charger.
Autant dire que ça part mal.

Dans son mail André me demande la permission d’apporter un jeu de cartes arrangé par ses soins. J’accepte avec plaisir.
Tout nu dans mon salon il me le tend. Je l’inspecte. Souris. Sur des cartes de tarot choisies au hasard, André a collé des étiquettes calligraphiées de la même écriture que sa lettre :

« Maîtresse choisit un instrument et donne cinq cinq coups au soumis » – consigne qui apparaît au moins en triple.

« Maîtresse choisit un instrument et donne dix coups au soumis » – consigne qui apparaît au moins en double.

« Maîtresse choisit un instrument et donne quinze coups au soumis » – consigne qui n’apparaît qu’une seule fois, ce qui me laisse supposer qu’en dépit de tous ces coups à recevoir, André doit être plutôt douillet.

Une autre étiquette indique :
« Le soumis choisit l’instrument et… » « donne dix coups à Maîtresse », complète la petite voix sous mon crâne. Ah non, hors programme !
Je pouffe discrètement et remarque à haute voix, un peu déçue ;
– Il n’est pas très varié, votre jeu… Il s’agit toujours de choisir un instrument et de vous frapper.
– Vous avez raison, Maîtresse, mais il y a une carte spéciale.
– Une carte spéciale ? Ah, celle-ci ? dis-je en montrant une carte blanche.
— Pas vraiment, Maîtresse, car les cartes blanches signifient qu’il faut me donner une gifle.
– Une seule gifle ? Mais à quoi servent les chiffres, alors ?
De mon index vernis, je désigne un 17 et un 36.
– Les chiffres ? Euh, à rien, Maîtresse ! répond ingénument André qui n’a pas dû voir mon sourire de chat.
– Ah mais je ne suis pas d’accord ! Ce n’est pas logique ! Vous aurez 17 et 36 gifles, voilà !
Celle-là, mon client du jour ne l’a pas vu venir. Il hésite à protester. 17 et 36 gifles, quand même ! Je ris si fort qu’il ne veut pas, je crois, être traité de mauvais joueur.

36 gifles plus tard, sourcils froncés, je déchiffre la consigne de la carte spéciale :
« Maîtresse et son soumis dansent un langoureux slow, Maîtresse enfonce sans pitié ses ongles dans les fesses du soumis ; lorsqu’il défaille de douleur le soumis tombe à quatre pattes et lèche les mollets de Maîtresse. »
Les mollets ?… Mais pourquoi les mollets ? Cette carte semble sortie de nulle part.
André m’observe par en-dessous. Il n’a pas du tout l’air d’un littéraire bourgeois, juste d’un homme très excité par son fantasme. Je nous visualise sous les moulures de mon donjon, moi en tailleur-bas-escarpins et André à poil, à chalouper collés-serrés. Le découragement m’envahit.
Je lance, souveraine :
– Ah non, on va changer les règles !
André frémit. Que vais-je encore inventer ? Pas grand-chose, en vrai, hormis de remplacer le slow languide par un tango sautillant, moi dans son dos, à distance, pour lui labourer la poitrine.
– Grmpff, aïe, ouiiiiilllle, Maîtreeeeeesseee !
– Tombez, alors ! dis-je retour tout en jugeant la scène absurde, un pur moment de grand n’importe quoi, mais pas question, non, de desserrer l’étau de mes doigts…
– OOOOUIIIIIIIILLLLLE !
– À terre, j’ai dit !
Et André de tomber comme une grosse crêpe sur mon tapis. En matière de léchage, il n’a eu droit qu’au nylon de mes bas.

Après cet épisode épique, je tire une autre carte :
« Maîtresse choisit un instrument et donne dix coups au soumis. »
Je réfléchis un bref instant avant de rire, ce qui a pour effet d’inquiéter André, qui commence à sonder la profondeur de mes manigances. Je demande d’une voix innocente :
– Vous avez déjà pris une bifle ?
– Une quoi, Maîtresse ?
– Une bifle ! B-I-F-L-E.
– Ah non maîtresse, qu’est-ce donc ?
Sans crier gare je lui retourne un gode dans la figure.

Une séance de domination pareille, André l’amoureux des belles lettres n’a jamais vécu ça.
Je doute qu’il dira que c’était la grande classe, mais c’était efficace.

Photo Robert Mapplethorpe.