Il vient depuis plus d’un an, le premier mercredi du mois. Il est toujours ponctuel, mesuré, sur la réserve. Il parle peu. Il me plaît bien. Il a la cinquantaine et un corps façonné par l’effort, qui a besoin de vivre ses penchants masochistes. Ceux-là, il ne les a jamais avoués à quiconque. Il s’y est essayé lui-même, en secret, avant de conclure qu’il lui fallait quelqu’un.
Ce quelqu’un, c’est moi.
En fin d’année dernière, il a cessé de venir. À la différence de beaucoup de clients qui s’éclipsent sans même un « au revoir », il m’a prévenue mettre nos rendez-vous en pause. Raisons personnelles et professionnelles, sans doute teintées d’une lassitude discrète.
Nos voyages intérieurs ne sont pas linéaires, il faut parfois s’en absenter pour en retrouver le goût. Peut-être commencions-nous, aussi, à trop tourner en rond.
Lors de notre dernière séance, je m’étais allongée sur lui pour l’agripper, le mordre, le griffer, le frapper. Avec violence et par intermittences, pour bien laisser la douleur infuser. Il criait et se tordait sous moi, grosse baraque presque au bord des larmes, rétif mais docile. Un vrai geste de défense et j’aurais giclé de l’autre côté de la pièce.
Entre désirer que j’arrête et vouloir que je continue, la frontière devenait de plus en plus floue. Alors j’ai continué, longtemps, jusqu’à l’épuiser, le briser, qu’il crie grâce. Ce qu’il a fait. Pour la toute première fois.
J’ai relâché aussitôt mon étreinte, me suis accroupie pour le contempler échoué au sol, pantelant, bleui, défait.
Une autre fois je l’avais sanglé sur une table, relié à une machine électrique qui lui délivrait des impulsions au rythme d’une imprévisible musique. Munie d’une agrafeuse médicale que je brandissais telle une arme, tournant autour de lui au pas cadencé, je l’agrafais en aléatoire, épaules, torse, tétons, cuisses, gros orteils, voûte plantaire.
Son état d’impuissance sur fond de reddition forcée fut pire lorsqu’il comprit que ce que j’avais fait, je devais… le défaire, c’est-à-dire ôter une par une, de façon sournoise, toutes les agrafes serties dans sa chair.
Être totalement à la merci de quelqu’un, jamais il n’avait connu ça.
Récemment il m’a demandé de revenir. La pause avait assez duré, sans doute. La trêve avec nos démons intérieurs ou nos besoins profonds n’est bien souvent que transitoire.
Quelques jours avant notre deuxième séance de reprise, il m’a envoyé un mail. Je l’ai ouvert, pensant qu’il s’agissait d’un report ou d’une annulation. Pas du tout. Il voulait « simplement » se présenter. Son secteur d’activités et ce qu’il implique, sa famille, son organisation de vie.
J’ai fermé le mail, songeuse. Il voulait me signifier quelque chose, c’était certain. Que notre relation devenait intime ? Qu’il s’en remettait davantage à moi ? Qu’il déposait au sein de notre étrange lien ce qui parfois lui pesait ?
Nos chemins intérieurs ne sont pas linéaires, et parfois étrangers à nous-même. L’essentiel, c’est que quelqu’un les voit.