Rencontre avec l’ogre

J’ai envie de m’amuser. Voilà une semaine que je discute ponctuellement et virtuellement avec Octave, un photographe dont je n’ai vu, en photo, que le dos très musclé et les doigts puissants chargés de bagues.

En ce dimanche soir Octave est d’humeur aventureuse et moi, morose. Cette combinaison débouche sur l’idée d’une rencontre particulière, lui et moi le lendemain, ni chez lui ni chez moi, pour de stricts jeux de fluides : se cracher dessus, s’étaler de la bave partout, recommencer.
Pas de nudité, pas de pénétration, juste de la bave.
Ce scénario bizarre, hors des conventions d’une rencontre hétérosexuelle, me va très bien. Je propose de l’appeler « Découpage 1 », un découpage qui en appellera peut-être d’autres.

À mesure que la discussion avance, Octave commence à discuter les modalités du rendez-vous. Finalement il n’exclut pas la nudité ni le contact directement sexuel. Il nous faut laisser l’espace de la spontanéité, du désir, de l’imprévu, argumente-t-il. Ce serait dommage que notre ligne directrice, tracée pour notre plaisir, devienne source de déplaisir.
J’acquiesce plutôt mollement. Moi, c’est l’idée même de la contrainte, voire de la frustration, qui me séduit dans notre scénario. Le trouverai-je trop restrictif sur place ? Possible, mais j’ai surtout l’impression que le moteur érotique de notre rencontre m’échappe et qu’Octave, craignant de ne pas y trouver son compte, nous remet sur la voie de la banalité.
Nous en reparlerons demain, me dis-je.

Le lendemain Octave me confirme avoir un lieu : l’appartement de son meilleur ami, en déplacement professionnel. Nos agendas nous ouvrent une fenêtre de 15h30 à 17h30.
J’arriverai à l’heure pile ; Octave, déjà sur place, m’ouvrira la porte.
J’insiste pour ce que cette parenthèse, érotique et non sociale, se déroule sans paroles.
À tout moment nous sommes libres d’arrêter le jeu ou de partir, sans explication à donner.
Octave revient sur la question de la nudité et du contact. Il en a envie. Je ne ferme pas la porte.
Adjugé vendu.

Un élément me manque : le visage d’Octave. Je lui demande une photo. Il m’envoie un message, visible une seule fois, s’effacera après consultation. Très brun, barbu, le cou fort, le visage large et les traits asymétriques… Il n’a pas menti, il a une gueule. Belle, du moins a priori… N’est-il photographe, spécialiste des éclairages et des retouches ?
À dire vrai, qu’importe s’il ne m’attire pas vraiment tant que notre « découpage 1 » m »intéresse.

À 15h, je pars de chez moi. Nerveuse, un peu. Peut-être que rejoindre un inconnu, dans un lieu inconnu, pour un « plan salive » est une énorme erreur, une stupidité. Rien ne me garantit qu’Octave saura se contrôler ni qu’il n’a aucune mauvaise idée derrière la tête.
Je n’ai averti personne de ce rendez-vous.
Je repasse nos conversations, je questionne mes impressions. J’ai un goût sauvage, presque métallique, dans la bouche.
Ça ira, je crois. Avec mon activité professionnelle, ma perception du risque diffère sans doute de la norme.

15h30.
Petit immeuble le long d’une voie ferrée. Interphone à code, ascenseur, cinquième étage, couloir à droite, porte du fond.
Je sonne. Octave m’ouvre. Je le regarde, saisie. Entre la photo qu’il m’a envoyée et lui d’aujourd’hui, il y a un monde.
Octave occupe presque toute la largeur de la porte. Immense, massif, presque gras, des mains en battoirs de cuisine, une barbe mal taillée, des cheveux hirsutes. Il est un ogre, un ogre aux yeux jaunes et au visage fracassé. Que lui est-il arrivé ?

Dans mon ventre je sens le brasier de la sauvagerie, du jeu fort, intense. Octave est un ogre, je vais lui grimper sur la tête et lui cracher dessus, lui fourrer mon poing au fond de la gorge, noyer sa face de bave et la frotter jusqu’à lui décoller la peau.
Octave est un ogre et je marche vers l’ogre.
La porte claque dans mon dos.
Mon premier crachat atterrit au beau milieu de son front.