Une vache de séance !

Lui, je ne l’aime pas. Malgré ce qu’il affirme, il n’est pas dans une dynamique D/s mais purement égoïste. Sa séance, son scénario, son plaisir, sa sauce pour diriger le jeu et même, tant qu’on y est, sa satisfaction à souligner mes éventuels faux pas. Lors de notre premier rendez-vous, par exemple. J’avais oublié de mettre mon portable professionnel en silencieux et, en plein milieu de la séance, il avait sonné. Lui s’était redressé pour me toiser, à la fois agacé et content d’avoir quelque chose à me reprocher, avant de me lancer du ton de la majesté outragée :
– Madame, votre téléphone ! Vous ne l’avez pas éteint !…
Ma petite voix intérieure avait ajouté le morceau manquant « … et c’est in-sup-por-ta-ble parce qu’attention, je vous paye, môa ! »
Impériale, j’avais répondu du tac au tac :
– C’est ma secrétaire qui appelle pour savoir si tu te comportes bien !
Sur ce, je lui avais remis la tête en bas. Qu’un client entende tirer le maximum de sa séance, je le comprends parfaitement. Cela fait partie du jeu tarifé mais il y a façon et façon de le jouer, et lui maîtrise surtout la façon parfaite de me courir sur les nerfs.

Ce dimanche-là, ça n’allait pas s’arranger.
Nous avions rendez-vous à 15h00. Tous mes clients le savent et lui, en tant qu’habitué, le sait encore mieux que les autres : pour que j’ouvre la porte de l’immeuble, il faut appeler à l’heure pile.
Avant, je ne réponds pas.
Après, je punis pour retard.
La rectitude de l’horaire est le premier pas vers la soumission, vrai ?

14h59, il appelle. Voilà, bravo, je suis énervée. Je ne réponds pas.
15h01, il rappelle. Voilà voilà, double bravo, je suis encore plus énervée. Une fois en avance, une fois en retard… De sa part, l’erreur de bonne foi me semble exclue. Alors que cherche-t-il ? À prendre le pouvoir ? À me signifier que mes consignes, il s’en fout ?
Voilà voilà voilà, triple bravo, je suis à présent TRÈS énervée.

Il entre chez moi la mine narquoise, une qui dit sans le dire qu’il m’a bien eue.
Il a des yeux qui furètent dans les coins dès qu’il se tourne. On dirait qu’il estime la valeur du mobilier ou compte repartir avec la plante verte.
Lui qui avait insisté sur ma tenue, « classe, Madame, des escarpins, des bas, une jupe droite fendue et un chemisier déboutonné », il est habillé n’importe comment : de vieilles baskets, un vieux jeans, un vieux blouson, un vieux tee-shirt à l’effigie de la Vache qui rit.
Je fixe la vache et interroge, glaciale :
– La Vache qui rit… Il y a un message ?
– Ah ah ah, oh oh oh, pas du tout ! rigole-t-il comme à une bonne blague.
– Et ressembler à un sac pour vous présenter à moi, ça vous amuse ?
Quelque chose dans ma voix doit l’alerter. Soudain sur ses gardes, il me dévisage par en dessous.
– Reprenons : moi je fais l’effort de me préparer pour vous mais vous, d’efforts, vous n’en faites aucun.
Il tourne la tête sur un léger sourire moqueur. Madame agacée, la situation l’amuse.
– Vous vous donnez la permission à cause de ça, je suppose ?
« Ça », c’est, au bout de mon index, ses billets posés sur la table.
– Détrompez-vous. Ici votre argent ne vous donne aucun droit. Continuez votre manège et je vous vire, c’est clair ?
Ma dernière phrase a gommé son sourire. Enfin.
– Oui, c’est clair, mais…
– Pardon ? Les seules réponses possibles sont « Oui », « Non », « Peut-être » suivies de « Madame »… Compris ?
– Euh… Oui Madame.
– Pourquoi n’ai-je pas répondu à votre premier appel ?
– Parce que je l’ai passé trop tôt.
– Puisque vous le saviez, pourquoi le faire ?
Il hésite et dans la micro-seconde de silence, j’ai un flash :
– Ah, je sais… Vous vouliez gratter du temps ! Une pauvre minute !
– Oui Madame.
– Vous vous pensez malin… Mais vos petits jeux, je les vois ! Ils crèvent les yeux, même !
Je renifle, méprisante. Il se ratatine dans son tee-shirt de ruminant peu à peu trempé de sueur.
– Puisque vous vouliez gagner une minute, vous allez en perdre cinq. À genoux ! Exécution !
– Mais…
– À genoux, j’ai dit ! La tête basse ! Les yeux au sol ! Maintenant ! Vite ! Sinon, ouste, du balai, du vent, dehors !
Il me jette un bref regard, évalue ma colère. Plaisanterais-je ? Non. Pas du tout, même.
Il obéit à contrecoeur. Je m’en fous, tant qu’il obéit.

Je doute qu’il ait apprécié le reste de la séance. La douche glacée, le bandeau qui le prive de ses repères, la reptation forcée sur le carrelage, les paires de gifles et les crachats avec interdiction de s’essuyer.
J’ai sûrement perdu un client.
Tant pis. Cette séance-là, elle en valait la peine. Parce qu’il a dû se plier à ce que je voulais, moi, au lieu d’essayer de me plier à ce qu’il voulait, lui. Parce qu’à un moment il faut assumer son statut auto-proclamé de « soumis » ou cesser de s’affirmer comme tel, et qu’il faut même payer pour cet apprentissage.
Plutôt que la Vache qui rit, il a rencontré la Vache qui redresse. La leçon valait bien un fromage, sans doute.