Nique ton père

C’est la première fois que je le reçois. Je relis sa fiche avant qu’il ne m’appelle depuis le point de rendez-vous convenu :

Fabien, 54 ans, pour un jeu de rôle maîtresse d’école/élève indiscipliné, matonne/prisonnier ou DRH/employé.

De tous ces rôles possibles, je choisis le dernier. Je l’ai joué tellement de fois que je mérite certainement un Oscar. Rien de tel qu’un client satisfait par mon jeu d’actrice ! J’enfile une jupe de tailleur, un chemisier strict, chausse des escarpins noirs, agrémente le tout d’un collier de perles et d’un maquillage discret. La parfaite DRH sortie de mon imagination – ou de l’imaginaire de mes clients.
Le mien appelle à l’heure convenue. Je décroche et entends :
– Bonjour Madame, Boris à l’appareil.
Boris ? Étrange, j’attends un Fabien… Mon cerveau reparamètre à toute vitesse les données de cette séance : Boris a-t-il oublié le pseudo sous lequel il m’a écrit ? Cela arrive, surtout lorsque la prise de contact date un peu. Sinon, aurais-je confondu mon premier et mon deuxième rendez-vous de la journée ? Dans ce cas je n’ai aucune idée de ce qui anime Boris, et peut-être pas la bonne tenue non plus.

Je guide Boris jusqu’à mon lieu en cherchant en vain son mail.
Il sonne et je ne suis pas plus avancée, ce qui ne m’empêche pas de l’accueillir comme si je connaissais les méandres de son érotisme.
C’est lorsqu’il est sous la douche que je le retrouve enfin, sous le nom de Gabriel. Et le truc de Gabriel, c’est d’être transformée en soubrette par une Maîtresse façon Amazone, en cuir-latex-vinyle, avec de longues bottes. Autant dire qu’avec mon tailleur de DRH, je me suis trompée de vestiaire.

Par bonheur Boris est du genre à se récurer sous la douche. J’ai donc cinq entières minutes pour courir dans l’appartement, rassembler la tenue adéquate et l’enfiler pour lui faire croire qu’ici, il y a la tenue d’accueil et la tenue de séance.
Comment tirer partie de son erreur ? Démonstration. Le professionnalisme est sauf !

Boris frappe à la porte de la salle de jeux. Je lui ordonne d’éteindre la lumière et de me tourner le dos. J’avance avec lenteur vers lui en faisant claquer mes talons, lui caresse les chevilles d’une botte, lui chuchote à l’oreille :
– Quelle matière touche donc ta peau ?
Il n’est pas sûr. Alors je recommence, de plus en plus haut, sur ses mollet et ses cuisses, avant de coller mon bassin à ses fesses. Et le jeu continue ainsi, encore et encore, jusqu’à l’étaler une heure plus tard contre mon parquet, vaincu et gémissant sous mes coups de boutoir.

Fin de séance. Boris part se doucher d’un pas chancelant pour me revenir habillé. Je lui offre un verre qu’il accepte avec gratitude, l’esprit encore embrumé.
– Après une telle séance, Maîtresse, c’est deux heures de décompression qu’il faut et non dix minutes !
Je souris, le regarde. L’élément que j’avais délibérément ignoré à son arrivée, toute à ma confusion d’identité, me frappe alors de plein fouet : avec ses lunettes Boris ressemble fichtrement à mon père. Même carrure, même type de visage, même cheveux, mêmes yeux.
Dérangeant.

Je me dis qu’être Dominatrice professionnelle, c’est cela aussi : se tromper de tenue et enculer son père, sans que le principal concerné (le client, pas mon père qui de toute façon est mort) ne se doute de rien.
Professionnalisme, toujours.